21
Contretemps

Madox m’attendait au pied d’un escalier de pierre qui s’enfonçait dans les profondeurs de la terre. Quand il me demanda pourquoi j’avais mis autant de temps à le rejoindre, je ne sus que dire. Pourtant, il venait tout juste de quitter la pièce lorsque j’en étais moi-même sortie.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? fis-je d’un ton incertain.

— Comment, qu’est-ce que je veux dire ? Je t’attends depuis une éternité. Quand les gardes sont enfin sortis, je croyais que tu les suivrais. Mais non ! Je serais bien allé te chercher, mais je craignais de ne pouvoir me contrôler en présence de ces deux ignobles individus…

Je ne l’écoutais plus, absorbée dans mes pensées. Je ne me souvenais pas que les gardes m’aient précédée. En y réfléchissant bien, je ne me rappelais pas non plus que Wandéline était partie avant moi. Pourtant, nous n’étions plus que trois au moment où j’étais enfin sortie de la pièce. J’aurais voulu me concentrer davantage sur les récents événements, mais mes nausées augmentaient. Une sensation de vertige s’empara bientôt de moi. J’entendais la voix de Madox en sourdine, comme si elle me parvenait à travers un épais brouillard. Je fermai les yeux et portai les mains à mon visage, respirant profondément plusieurs fois d’affilée. Le malaise persistant, je vacillai soudainement. Une paire de bras me rattrapa à temps. Je murmurai un vague merci. Ce devait être l’air vicié de ces grottes qui ne me convenait pas. Il était plus que temps que je retrouve la fraîcheur extérieure. Nous nous mîmes bientôt en chemin, juste derrière notre escorte de petits êtres répugnants.

En dépit de mon état, je ne pus m’empêcher de songer aux trésors de patience, d’efforts et d’habileté qu’il avait fallu déployer pour parvenir à creuser dans les différentes matières que nous rencontrions le long du parcours. Je n’eus aucune peine à croire que les gnomes avaient des pouvoirs sur les éléments terrestres que personne d’autre ne possédait. Dans un éclair de lucidité, je pensai qu’il devait sûrement y avoir des êtres semblables pour chacun des trois autres éléments de ce monde. J’eus une brève vision de la créature que Vigor avait jetée en pâture à un serpent de mer affamé et me promis d’en discuter avec Madox dès que nous serions seuls.

Après plusieurs heures de marche, on nous offrit un repas que je fus incapable d’avaler. Croyant vraisemblablement aux désagréments causés par ma grossesse, Madox ne posa aucune question. Tout au long de la journée, il se contenta de me soutenir chaque fois que je perdais pied ou menaçais de m’effondrer. Je n’avais même pas l’énergie de lui dire que je soupçonnais Oglore d’être la source de mes malaises. La sensation de froid vertigineuse qui m’avait pénétrée lorsqu’elle m’avait regardée avant que je quitte les souterrains était responsable de mon état, j’en aurais mis ma main à couper. Je pourrais sûrement en glisser un mot à mon compagnon plus tard.

Après quatre jours de randonnée spéléologique imposée, je n’avais qu’une envie : m’échapper de ces tunnels sans fin ! J’étais fatiguée, j’avais faim et mes pieds me faisaient souffrir le martyre à force de marcher sur la pierre brute. Ce soir-là, lorsque vint le temps de dormir, je fus incapable de trouver le sommeil. Je contemplais la voûte de la caverne dans laquelle nous nous étions arrêtés, les parois scintillantes luisant toujours dans l’obscurité permanente. Par désœuvrement, je tentai, tant bien que mal, de faire le compte des jours écoulés depuis mon arrivée sur la Terre des Anciens : deux mois seulement avaient passé alors que cela me paraissait en fait une éternité.

J’étais enceinte d’un tyran. J’avais partagé, avec un homme qui était probablement mon frère, des élans de passion qui n’auraient pas dû être. J’étais sans cesse poursuivie par des gens qui avaient besoin de moi dans un but certainement inavouable et, parfois même, par ceux qui disaient vouloir me venir en aide. J’avais toutes les peines du monde à départager les « bons » des « méchants », mes croyances étant sans cesse remises en question par l’opinion de tout un chacun. Je désespérais de voir clair dans tout cela et rien, jusqu’à maintenant, ne me donnait envie de poursuivre mon séjour sur cette terre inhospitalière. Pour l’heure, je devais m’en tenir à la promesse faite à Meagan… Je ne savais pas si je parviendrais à retrouver l’aïeule de ma demoiselle de compagnie, mais je savais qu’immédiatement après, je rentrerais chez moi !

La carte ! Cette pensée me tira de ma réflexion. Je l’avais complètement oubliée depuis que nous avions quitté précipitamment la maison de Wandéline. Je la cherchai dans mes sacoches, à tâtons, prenant garde de ne réveiller personne. À mon grand soulagement, je la trouvai rapidement, mais ma vision nocturne ne valait pas grand-chose. Je me levai doucement et m’approchai de la paroi pour profiter de sa luminosité. J’essayai d’identifier l’endroit par où nous étions entrés dans ces passages souterrains. Si rien ne nous avait détournés de notre route, nous rejoindrions normalement Morgana quelques semaines plus tard. Phénor, quant à lui, avait plutôt mentionné la Montagne aux Sacrifices comme étant notre destination finale. Je parcourus la carte des yeux un bon moment, dans la demi-pénombre, me demandant si les dessins de Meagan en faisaient mention. Lorsque je passai pour la quatrième fois au-dessus d’un point minuscule, je le vis. Meagan avait écrit M.A.S., ponctué d’un point d’interrogation, juste au-dessus du tracé d’une chaîne de montagnes, située à peu près au centre d’une douzaine de massifs. La jeune femme avait mentionné ne pas être certaine de la position exacte puisque cet endroit relevait aujourd’hui de la légende.

Je me souvenais que ma mère avait écrit, dans sa lettre, que je devais impérativement m’y rendre si je voulais enfin bénéficier de mes pouvoirs. Mais en ce moment, je ne désirais que rencontrer Morgana pour qu’elle m’explique comment rentrer chez moi, à l’instant même où j’étais partie. Je n’avais que faire de pouvoirs dont je ne saurais probablement pas me servir… Les voyages entre les différents mondes étant réservés aux Filles de Lune, ce n’était certainement pas Madox ni Alexis qui pourraient me renseigner.

Constatant toutefois la distance entre la demeure de Morgana et la Montagne aux Sacrifices, je n’avais d’autre choix que de m’avouer que Madox n’accepterait jamais de revenir aussi loin en arrière pour satisfaire ce qu’il ne manquerait pas de qualifier de « caprice ». Je ne pouvais quand même pas lui dire que je voulais quitter la Terre des Anciens au plus vite… Je doutais qu’il puisse comprendre et savait qu’il s’opposerait certainement à cette solution radicale. Il me faudrait donc user de persuasion ou lui fausser compagnie, tout simplement. Dans un cas comme dans l’autre, c’était l’impasse. Si la première option demandait de l’imagination et une détermination à toute épreuve – qualités qui commençaient à me faire cruellement défaut –, la seconde relevait de la folie pure et simple. Dans le cas où je réussirais ce dont je doutais fortement – il me faudrait ensuite survivre seule et éviter d’être retrouvée, peu importe par qui. Forte de mon expérience passée, je cessai sur-le-champ d’y rêver.

Je poussai un soupir et repliai la carte, que je replaçai dans mes bagages, puis je regagnai ma couche. Je m’endormis finalement, en espérant que la Montagne aux Sacrifices portait un nom sans aucun rapport avec ce qu’il sous-entendait. Ma dernière pensée consciente fut que, dans ce monde perdu, il y avait neuf chances sur dix que mes espoirs soient vains…

 

* *

*

 

Nous marchions depuis longtemps déjà, dans un couloir excessivement étroit, lorsque notre escorte s’arrêta brusquement. Une grande agitation régna pendant un moment, les gnomes discutant vivement à voix basse. Je n’en étais pas certaine, mais je devinais que nous étions arrivés à destination. Je regardai Madox, juste derrière moi, mais il haussa les épaules avant de poser un doigt sur ses lèvres. Silencieuse, j’attendis. Un des gnomes disparut soudainement dans une anfractuosité, puis nous entendîmes distinctement un cri. La petite créature revint en bousculant ses compatriotes, les mains sur le visage. Fénon, que je croyais être le chef de cette étrange délégation, se mit alors à marmonner plus fort que tout à l’heure, vraisemblablement en colère. Il se contrôlait difficilement, et je saisis les mots « folie », « lumière » et « mourir » au passage. Quand je demandai à Madox ce qui se passait, il leva les yeux au ciel et me fit signe de patienter, désignant du menton quelque chose derrière mon épaule. J’eus à peine le temps de me retourner que le gnome le plus gras du groupe parvenait à notre hauteur.

— Vous êtes arrivés, nous dit-il d’une voix éraillée. Suivez-moi.

Nous lui emboîtâmes le pas, passant devant les autres, et nous le suivîmes dans une mince fente, entre deux murs rocheux. Nous distinguions aisément la lumière du jour à l’autre bout et je hâtai le pas, pressée de sortir enfin. À quelques mètres de la sortie, notre guide s’arrêta net.

— Vous allez devoir continuer seuls. Je ne peux m’aventurer au-delà de cette limite sans risque.

Tout en parlant, il jetait de fréquents coups d’œil aux rayons de lumière qui filtraient. Curieusement, il semblait hésiter entre nous laisser aller et nous précéder. Je me demandais ce qui motivait un tel dilemme, mais je restai muette, encore une fois. L’idée me vint que si je continuais ainsi à ne pas utiliser ma voix, il y avait de fortes chances que je croasse lorsque j’en aurais finalement besoin.

Notre ami sembla enfin prendre une décision et s’écarta du chemin, se collant à la paroi pour nous permettre de passer. Madox m’agrippa par un bras et me tira vers la sortie. Habituée depuis plusieurs jours à la pénombre permanente, je clignai frénétiquement des paupières, tâchant de rendre à mes yeux leur acuité le plus rapidement possible. Souriant, Madox attendait patiemment que je sois en mesure de me remettre en route ; du moins, c’est ce que je croyais. Au lieu de cela, il me guida vers une nouvelle cavité rocheuse. Je venais à peine de retrouver le grand air et la lumière ! Pas question que j’y retourne… Je m’apprêtais à manifester mon mécontentement lorsque mon compagnon éclata de rire.

— Pas d’affolement ! Je n’ai pas l’intention d’y entrer tout de suite. Tu auras tout le temps voulu pour profiter de l’air pur et de la clarté. Maintenant que nous sommes seuls, il nous sera plus facile de faire le point. Nous n’avons pas eu la possibilité d’échanger depuis quelques jours. Tu dois encore te poser quelques questions, non ?

« Quelques questions » était un euphémisme ! Il eut un sourire indulgent pour mon perpétuel manque de connaissances et m’expliqua, avant que j’aie besoin de le lui demander, l’étrange comportement du gnome à la sortie des tunnels.

— Ce sont des êtres très différents de nous…, commença-t-il.

— Merci, je m’en étais rendu compte ! le rabrouai-je.

— Ce que je veux dire, reprit Madox sans perdre son calme, c’est que s’ils ont des corps totalement différents vus de l’extérieur, il en est de même à l’intérieur. Ils passent leur vie sous la terre, à la protéger et à l’explorer toujours davantage. Ils ne sortent pratiquement plus jamais maintenant, étant beaucoup plus à l’abri des guerres et des autres peuples dans leurs sous-sols. À l’air libre, ils deviennent vulnérables…

— Combien d’autres élémentaux y a-t-il ? le coupai-je.

Il soupira, l’air de dire « je n’avais pas terminé mon explication », mais il répondit tout de même.

— Quatre. Les gnomes et les glyphes veillent sur ce qui est tangible comme la terre et l’eau. Ils contrôlent donc les tremblements de terre et les raz-de-marée, entre autres. À l’opposé, les sylphes et les salamandres contrôlent l’immatériel, c’est-à-dire l’air et le feu, donc les tempêtes et la foudre, par exemple.

— Et pourquoi les élémentaux ne règnent-ils pas sur cette terre, compte tenu de leur nature ? Mis en commun, leurs richesses et leurs pouvoirs constitueraient une puissance impossible à égaler, même pour le plus grand sorcier.

— En effet. Mais vois-tu, les élémentaux ne se fréquentent pas entre eux ; ils nourrissent plutôt une haine implacable pour ceux qui leur ressemblent de par leur mission. Ils s’opposent depuis le début des grands conflits, soit depuis plus de mille ans à ce jour, n’ayant pas tous choisi de servir les mêmes intérêts. De plus, chacun est bêtement convaincu que l’élément qu’il protège est le plus essentiel à la survie de notre monde…

Je l’interrompis encore une fois, sans même m’en rendre compte.

— C’est ridicule ! Aucun d’eux n’est viable à long terme sans la présence des autres. Nous non plus d’ailleurs…

Madox soupira en haussant les épaules.

— Tu viens de résumer, en une seule phrase, ce que les élémentaux n’ont toujours pas compris… ou ne veulent pas comprendre, après tout ce temps… Mais je m’éloigne du sujet initial de cette conversation. À force de vivre loin de la lumière du jour, les gnomes s’en sont fait une ennemie mortelle. Ils se sont graduellement acclimatés à la vie souterraine ; leur corps difforme ne supporte plus le contact des rayons du soleil, qui provoquent de graves blessures, entraînant bien souvent leur mort. Toutefois, comme tout être, quel qu’il soit, ils sont irrésistiblement attirés par ce qui leur est interdit. De nos jours, ils ne peuvent donc plus sortir que la nuit, ce qui complique singulièrement leurs relations avec les peuples d’ici et d’ailleurs.

— Je vois.

Un long moment passa. J’attendais qu’il, poursuive, sur ce sujet ou sur un autre, mais le silence s’éternisait. Il fixait un point, le regard perdu dans un univers dont je ne faisais vraisemblablement pas partie. Toujours sans un mot, il s’assit sur une énorme pierre et ferma les yeux. Les coudes appuyés sur les genoux, il se massait les tempes en marmonnant. Lorsque j’entendis « Laédia », je compris.

Accablée par la fatigue de notre périple, j’avais complètement oublié la situation précaire de sa sœur. Je m’en voulus pour mon manque de compassion des derniers jours. Obnubilée par ma grossesse et mes problèmes dans ce monde étrange, j’oubliais trop facilement que je n’étais pas la seule à avoir des ennuis. M’installant à ses côtés, je glissai un bras autour de ses épaules et l’attirai doucement vers moi, pour qu’il s’appuie contre mon corps. Un très long moment plus tard, il se détacha et reprit la parole, le regard toujours aussi vague, comme s’il se parlait à lui-même.

— Laédia n’a que treize ans. Je n’aurais jamais dû la laisser seule au village, sans personne pour veiller sur elle. Même si je sais qu’au quotidien, elle peut très bien se débrouiller seule, j’aurais dû prévoir qu’elle ne pouvait pas se défendre contre des forces qui dépassent sa compréhension. Elle ne sait rien des guerres anciennes et des enjeux de notre monde. Elle ignore tout de sa propre histoire. C’était là le souhait de ma mère, car ma sœur est née sans pouvoirs. Elle n’est pas et ne sera jamais une Fille de Lune.

Je poussai une exclamation de surprise.

— Ta mère est une Fille de Lune !

Ce fut à son tour de me jeter un regard étonné.

— Je croyais que tu l’avais compris quand Wandéline, puis Phénor m’ont appelé « Déûs ».

Je lançai alors avec exaspération :

— Soit tu as la mémoire courte, soit tu te fiches de moi. Combien de fois devrai-je encore le répéter ? JE NE SAIS PRATIQUEMENT RIEN DE CE MONDE DE FOUS. RIEN, TU M’ENTENDS ?

Je criais presque à présent, les larmes aux yeux. Je me sentais déjà suffisamment ignorante sans qu’on me le rappelle sans cesse.

— Je suis sincèrement désolé. La captivité de Laédia est une très mauvaise nouvelle et je me retrouve devant un dilemme. D’une part, je dois veiller sur toi et m’assurer que tu atteignes le sanctuaire des Filles de Lune, et, de l’autre, il y a ma sœur qui est prisonnière de ces ignobles petites créatures… Même si je ne cesse de me répéter qu’ils ne lui feront pas de mal, l’ultime but étant de m’attirer dans leurs filets, il subsiste tout de même un doute…

J’aurais voulu lui demander pourquoi les gnomes en voulaient autant à sa famille, mais je devais admettre qu’il y avait plus prioritaire pour moi. Il continua :

— Et le fait que je ne puisse pas discuter avec, toi, comme je le ferais normalement avec quelqu’un de ton rang, me complique singulièrement la vie. Ce n’est sûrement pas toi qui m’aideras à trouver une solution…

— Ça, tu me l’as déjà dit…, fis-je, tiraillée entre la compréhension et l’irritation.

— Je sais…

— Qu’est-ce qu’un Déûs ? questionnai-je, histoire de remédier à une de mes nombreuses lacunes.

— C’est un Être d’Exception qui naît de l’union d’une Fille de Lune et d’un mage.

— Donc, tu es un Être d’Exception. Je croyais qu’il n’y en avait plus depuis longtemps…

J’étais lasse des choses et des faits qui étaient ou n’étaient plus, selon le contexte ou l’époque.

— Il y a deux catégories d’Êtres d’Exception. Les critères de base, si l’on peut s’exprimer ainsi, concernent les parents. Ils doivent être d’origine différente et présenter des dons particuliers en grandissant. Comme tu le sais déjà, les Êtres d’Exception sont des métis, des sang-mêlé. Quant aux Déûs, ils appartiennent à la deuxième catégorie parce qu’ils descendent toujours des classes de sang royal : les dirigeants des peuples, les grands mages et les Sages, en l’occurrence, et d’une Fille de Lune. La séparation des peuples a engendré presque automatiquement la fin du métissage, faute de pouvoir voyager entre les mondes. Il est resté quelques Êtres d’Exception et Déûs ici et là, mais vraiment très peu comparativement à une précédente époque. Le fait que l’union de gens devenus quasiment inexistants ne donne pas toujours des êtres comme moi ajoute à la rareté.

À ces mots, je me souvins du désarroi exprimé par mon aïeule, Miranda, quand elle avait engendré une petite fille sans pouvoir. Pour elle, cela avait été un drame épouvantable dont elle ne semblait jamais s’être remise. Madox disait que Laédia non plus n’avait pas hérité des pouvoirs particuliers de ses parents. Pour ma part, je n’étais pas certaine que recevoir ces dons hors du commun soit une bénédiction ; j’en doutais même fortement. Je me gardai bien de partager mes pensées avec Madox ; sa fierté de faire partie d’une élite aussi rare se lisait sur son visage en ce moment même. Il soupira, pourtant.

— Nous pourrions discuter encore longtemps de ce que tu sais ou ne sais pas, mais nous devrions plutôt nous préparer pour la nuit. Le soleil va bientôt se coucher et tu as grand besoin de repos. Nous poursuivrons cette discussion autour d’un bon feu. Qu’est-ce que tu en dis ?

J’approuvai, reconnaissante.

Nous dûmes descendre quelques dizaines de mètres afin de trouver de quoi faire du feu. La grotte se trouvait pratiquement au pied d’une très haute montagne, dont le sommet était encore enneigé bien que nous soyions à la fin de l’été.

Dans le boisé, en contrebas, nous amassâmes le nécessaire ; du bois et des petits fruits sauvages, avant de regagner notre perchoir. Nous n’entrâmes pas profondément dans la cavité, dont je ne voyais pas le fond. Nous nous installâmes plutôt à l’entrée. Madox disposa le bois pendant que je regardais ce que je pourrais dénicher à manger dans mes sacoches.

Dans la première, je trouvai du pain plus très frais, de la viande et des fruits séchés, des galettes à l’aspect étrange et des espèces de gâteaux durs, qui devaient provenir des cuisines du château. Je mis aussi la main sur une gourde pleine. Je me retournai pour demander à Madox, si nous pouvions boire son contenue sans crainte, mais je ravalai ma question devant son attitude étrange. Il fixait intensément le monticule de bois tout en marmonnant. Je ne pus m’empêcher de lui demander, en souriant, s’il attendait que celui-ci lui fasse l’honneur de s’allumer tout seul.

— Exactement ! répondit-il en plissant malicieusement les yeux.

À peine finissait-il sa phrase que le crépitement du bois se fit entendre ; simultanément, une légère fumée s’éleva du petit tas de branches. Je devais vraiment avoir l’air d’une dinde, les yeux ronds et la bouche ouverte, parce que Madox éclata d’un rire sonore.

— Il est plus que temps que tu apprennes à faire usage des pouvoirs qui dorment en toi et que tu devrais déjà connaître et maîtriser, décréta-t-il, une fois son hilarité calmée. Quel âge as-tu ? Vingt-quatre, vingt-cinq ans ?

— Euh… Vingt-six ! fis-je, soudainement gênée.

Mais je n’en dis pas plus. Je préférais oublier que j’avais tristement « célébré » mon anniversaire dans les cachots du château des Canac.

— Dans ce cas, c’est plus qu’urgent ! Nous commencerons dès demain, quand nous reprendrons la route vers le sanctuaire…

Soupçonneuse, je demandai :

— Quel sanctuaire ?

— Celui des Filles de Lune. Je te rappelle que nous sommes sur la Montagne aux Sacrifices…

Je le regardai un moment, la tête penchée sur le côté, mon cerveau travaillant à toute vitesse. Ma mère n’avait mentionné que la montagne, il n’avait jamais été question d’un sanctuaire. Elle avait dû juger que c’était du pareil au même puisque l’un se situait vraisemblablement sur le territoire de l’autre. De toute façon, ça ne changeait rien dans ma vie puisque je n’avais pas l’intention de m’y rendre, ce que je m’empressai de faire savoir à Madox.

— Mais tu n’as pas d’autre choix, Naïla. S’il m’est possible de te montrer les rudiments de la magie, ce n’est toutefois pas moi qui pourrai te donner le plein usage de tes pouvoirs. Pour ce faire, tu dois te rendre là-haut… D’ailleurs, tu as bien plus besoin de cette visite que de quoi que ce soit d’autre…, conclut-il, comme si cette phrase pouvait mettre un terme à la discussion.

Encore quelqu’un qui voulait me dicter ma conduite ! Je devais rêver… Je dévisageai Madox, espérant qu’il se reprendrait et modifierait son discours, mais il n’en fit rien. C’était le signal que j’attendais !

— Je ne me présenterai pas plus à ce sanctuaire que je ne suis allée chez Uleric, quand on me l’a demandé. Je te signale que je fuyais Alexis précisément parce qu’il voulait me conduire là où je n’avais nulle envie de me rendre quand je t’ai rencontré. Ne va pas t’imaginer que je me soumettrai davantage à ta volonté. Il y a des limites à tout, terminai-je avec une agressivité mal contenue.

Mon ressentiment des derniers mois explosait. Madox ne réagit pas, se contentant de me fixer comme un père qui regarde sa gamine de cinq ans piquer une colère pour avoir une nouvelle poupée dans un magasin bondé et qui sait pertinemment qu’il ne la lui achètera pas, attendant tout simplement qu’elle se calme. Cette attitude condescendante me mit davantage hors de moi.

— Je veux seulement retrouver Morgana, l’aïeule de Meagan, pour qu’elle m’explique comment faire pour rentrer chez moi, au moment où je suis partie. Si, par la même occasion, elle peut faire la lumière sur mon passé et, surtout, me dire ce qu’est devenue ma mère, j’aurai fait d’une pierre deux coups. Ça m’évitera d’avoir à chercher quelqu’un d’autre pour obtenir les renseignements que je suis venue chercher. S’il y a une chose dont je me suis rendu compte depuis mon arrivée, c’est que mon monde ne se porte pas plus mal d’avoir été séparé du vôtre depuis des siècles. Les autres peuples ne doivent pas être davantage dans la misère, puisque vous ne semblez jamais en entendre parler. Cette terre est à peine peuplée, et une très forte majorité de gens se fichent éperdument de ma précieuse présence. Et le principal, c’est que la médecine moderne que j’ai laissée derrière moi réglera en quelques minutes cet épineux problème de grossesse que tout le monde ici semble trouver effarant. Inutile donc de m’enseigner des tours de magie dont je ne saurai que faire dans un monde civilisé. Si tu voulais bien me conduire chez Morgana, ce serait déjà magnifique. S’il y a la moindre possibilité qu’on se déplace par une quelconque sorcellerie, ce serait encore mieux ; ça nous éviterait de devoir toujours nous cacher. Il ne doit quand même pas y avoir que Wandéline qui soit capable de cette prouesse !

Je croisai les bras sur ma poitrine, le dévisageant avec fermeté. J’espérais qu’il me fasse au moins la grâce de s’échauffer un peu ou d’avoir l’air exaspéré. J’avais été habituée à Alexis, et voilà que je tombais sur l’extrême opposé…

Bref, j’aurais souhaité autre chose que son éternel sourire… Il semblait bien que je sois la seule personne qui fut exaspérée, sur ce bout de roc dégarni. J’attendis, me retenant à grand-peine de taper du pied. Comme il ne disait toujours rien, je m’assis près du feu et sortis la carte de Meagan de mon sac d’un geste rageur. Je me rendis bientôt à l’évidence qu’il me serait impossible de rejoindre la demeure de Morgana au grand jour, au vu et au su de tous ; nous nous en étions beaucoup trop éloignés. Wandéline et les gnomes m’avaient momentanément sauvé la vie, mais ils me l’avaient aussi grandement compliquée à court terme. Phénor serait sûrement heureux de l’apprendre…

— Même si tu épluchais ce bout de parchemin pendant les quinze prochaines heures, tu n’y découvrirais rien qui puisse te rendre d’aussi grands services que ceux que tu attends. Tu devrais plutôt écouter ce que j’ai à te dire. Si tu n’as toujours pas envie de m’accompagner ensuite, libre à toi de poursuivre sur la voie que tu t’es déjà tracée. Mais permets-moi de te faire remarquer que tu n’as aucune chance de réussir dans l’entreprise que tu as conçue. Tu ne survivras pas plus de deux jours dans ces contrées sauvages où l’on veut ta peau à tout prix.

Je lui opposai une moue boudeuse, même si je devais admettre qu’il y avait une très grande part de vérité dans ses propos. Je savais bien que je n’avais pas la moindre possibilité de me débrouiller seule, mais mon orgueil, si mal placé fut-il, était tout ce qui me restait pour m’empêcher de craquer. J’acceptai finalement de lui adresser la parole, ne serait-ce que pour essayer de le convaincre une fois de plus de m’aider.

— J’essaie tant bien que mal de saisir l’importance de ton point de vue, mais je demeure convaincue que je dois au moins me débarrasser de cette grossesse qui m’encombre avant de me lancer dans quoi que ce soit d’autre, surtout si ça concerne ma présumée magie. Je n’ai nulle envie de devoir fuir dans quelques mois, enceinte jusqu’aux yeux et me déplaçant à la vitesse d’une tortue rhumatisante. Tu n’as aucune idée, je le crains, de ce qu’implique la présence de ce fœtus dans la vie quotidienne, encore moins dans ce monde de fous. Ce n’est pas ma première grossesse : je sais trop bien à quoi m’attendre.

Madox me regarda, surpris de la mention d’une précédente grossesse, mais je dédaignai les grandes explications. Je me contentai de poursuivre, ignorant son air franchement ahuri. Le jour viendrait sûrement où je serais davantage disposée à m’épancher sur mon passé.

— Je peux toujours envisager de revenir ici, si tu arrives à m’en convaincre avant que je ne trouve le moyen de retourner dans le monde que je n’aurais jamais dû quitter. Je te le répète : nulle part je n’ai vu pour moi l’urgence d’agir, ou encore un quelconque indice signifiant que la Terre des Anciens ne pouvait pas se passer de ma personne. Je n’ai entendu que des contes et des légendes et vu des gens se lancer sans cesse des accusations à la figure, toujours concernant des ancêtres morts et enterrés depuis belle lurette. J’en suis venue à la conclusion que c’est peut-être ce que vous devriez tous faire : enterrer vos vieilles querelles et vivre en paix une fois pour toutes. Les humains de mon univers se chamaillent depuis la nuit des temps et il n’a jamais été question que la seule présence d’une lignée de filles bizarres puisse sauver la situation.

Je me demandais ce qu’on pouvait bien leur apprendre pour qu’ils en viennent à croire que je sauverais ce monde – et je ne sais combien d’autres – d’une menace que je ne percevais même pas comme dangereuse, à part pour ma propre vie…

Il m’avait écoutée avec un air songeur, assis sur un large rocher, le menton appuyé dans la paume de sa main gauche. Il se frottait désormais les tempes, en faisant doucement « non » de la tête. Quand il leva finalement les yeux vers moi, je n’aurais su dire ce qu’il pensait exactement.

— Quand je me suis porté volontaire pour prendre le relais d’Alix, je ne me serais jamais douté que cette situation puisse être si complexe, malgré ce qu’il avait pu m’en dire. J’ai croisé quelques Filles de Lune au cours de ma courte existence…

Je n’étais même pas surprise. Tout ce qui avait supposément disparu réapparaissait un jour ou l’autre dans ce monde bizarre. À croire que c’était essentiel à sa survie…

— Je croyais qu’elles avaient toutes disparu de la Terre des Anciens, soulevai-je, sarcastique.

— J’ai quand même eu le privilège d’en fréquenter quelques-unes un peu avant qu’on ne mette brusquement fin à leur existence. Des quelques rencontres que j’ai faites, tu es la Fille de Lune la plus obstinée, la plus grincheuse et la moins disposée à nous donner un coup de main pour sauver cette terre et ta propre vie, de même qu’à faire gentiment ce qu’on te demande. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent des hommes que je connais t’auraient depuis longtemps étranglée ou abandonnée à ton triste sort, Fille Lunaire ou pas. Le pourcentage restant se voit obligé, de par son rôle de Cyldias, de veiller sur toi et est aussi impuissant que les autres à raisonner ta formidable tête de mule.

Faisant fi de cette assez réaliste description de ma personne, je contre-attaquai :

— Et toi ? Tu ne m’as pas étranglée ni abandonnée, et tu n’es pas, non plus, un Cyldias désigné. « Dieu merci ! ajoutai-je pour moi-même, un problème de ce genre me suffit largement. » Alors, pourquoi es-tu sur mes talons ?

— Je ne suis pas fratricide et ce que tu diras ou feras n’y changera rien. Jamais je ne renoncerai à te faire entendre raison ni à te protéger, quoi qu’il puisse m’en coûter. Je ne pourrais pas me le pardonner s’il t’arrivait malheur. Que veux-tu ? Je suis né optimiste…

Je mis un certain temps avant de comprendre la portée de ce qu’il venait de dire. À moins que je ne sois soudainement devenue gâteuse ou que mes oreilles aient vraiment mal entendu, je venais de me découvrir…

— Un frère… mon frère…

 

La montagne aux sacrifices
titlepage.xhtml
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de Lune-2]La montagne aux sacrifices(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_041.html